Ça pique

C'est l'histoire d'une famille chouette qui voyage de par le vaste monde à une époque un peu troublée. Partout, les oiseaux étaient confrontés à une étrange maladie, qui déplumait le ramage. Beaucoup étaient atteints, certains fatalement - surtout ceux à qui, vieux ou fragiles, il restait peu de plumes; d'autres ne perdaient que quelques plumes.


Chaque forêt avait tenté de se protéger. Pas simple, les règles de vol changeant d'une foret à l'autre.

Un jour, la famille chouette entendit parler d'une forêt encore plus compliquée que les autres. Une forêt où les règles changeaient une fois par mois. D'abord on volait sans casque, il ne servait à rien, le casque, contre la perte de plumes. Puis finalement ça serait bien de s'en bricoler un. Puis en fait, seuls les casques homologués étaient autorisés. Pour entrer dans la forêt, il ne fallait aucun papier, puis un test de solidité des plumes, puis on n'entrait plus, puis si. Et puis, les coucous qui dirigeaient cette forêt avaient suggéré de coller les plumes des oiseaux âgés et fragiles - les autres, pas besoin, ils en avaient bien assez pour affronter la perte de quelques unes. Au bout de quelques mois, on proposa à tous les oiseaux le même traitement. Mais qu'ils ne se précipitent pas, il n'y avait pas assez de colle pour tout le monde.


Et puis, un beau matin, le roitelet, chef des coucous, se leva du mauvais pied, et tapa de la patte. Il avait décidé que tous les oiseaux devaient s'être fait coller les plumes. Pas le faire, non, l'avoir fait. Ils n'avaient qu'à deviner avant, et avoir trouvé de la colle, na.

Quant aux vilains oiseaux qui n'avaient pas gentiment suivi le droit chemin, ils risquaient, paraît-il, de perdre leurs plumes certes (tout jeunes et ébouriffés qu'ils fussent) mais en plus de décoller celles des gentils oiseaux bien sages (comment, ça, le roitelet se garda de le préciser). Les sages hiboux n'étaient pas d'accord entre eux sur la gravité de la maladie, surtout sur les oiseaux jeunes, ni sur l'utilité de la colle, mais le roitelet avait décidé, point. La flemme de convaincre ses camarades oiseaux (camarades? Pff, des crétins qui avaient raté le train aviaire, oui) par le dialogue et l'objectivité, z'avaient qu'à obéir.


Alors, les vilains oiseaux n'eurent plus le droit d'aller dans les hautes futaies abritant le savoir des hiboux, ni dans les fruitiers débordant de bonnes choses, ni baigner leurs plumes dans la vasque. Tout juste avaient-ils le droit d'aller se chercher à manger. Évidemment, leurs oisillons étaient à la peine aussi, fallait mieux choisir ses parents. 


Et ensuite? Comme il devenait fastidieux de vérifier le collage des plumes pour autoriser l'accès aux arbres, les coucous décrétèrent le port d'une bague électronique. On enregistra le passage des gentils oiseaux dans les différents arbres, sous prétexte de pouvoir les prévenir s'ils croisaient le chemin d'un oiseau malade. Bien pratique surtout pour savoir où était chacun à chaque instant, vanter au bon moment la pâtée aux vers ou le nid parfait, et s'assurer que tout ce monde volait droit. 


Évidemment, certains vilains oiseaux se rebiffèrent, des gentils aussi, d'ailleurs. Mais les coucous avaient mis les canards journalistes dans leur poche. Et les aspirants coucous n'aspiraient qu'à chiper le nid des actuels coucous, voire du roitelet, on ne les entendit pas.


Les oiseaux d'ailleurs regardaient, incrédules, médusés, cette forêt, naguère synonyme de liberté, sombrer dans les ténèbres. Pour une histoire de plumes. Fini le savoir en libre accès des hiboux, fini le vol libre et anonyme, finie l'aviocratie.


Voici six mois et demi que nous vadrouillons. On a cherché les poissons multicolores dans le Pacifique, les colibris dans la forêt pluviale, les grizzlys dans l'Ouest américain, les élans dans la taïga. On a mangé de la banane plantain à toutes les sauces, des hamburgers ou du riz le matin, et des kotbullars le soir. On a baragouiné en espagnol avec des Costaricains tout sourire et en anglais avec des Américains chouettes, et bafouillé quelques mots de finnois.


On n'a pas vu le monde, certes, mais un peu l'ailleurs.


On se retourne, et on regarde la France :

Un pays où on trouve 200 sortes de fromage, du pain croustillant et des plats savoureux. Un pays où montagne, mer, campagne se succèdent à quelques heures à peine de route. 


Mais un pays où on interdit à certains l'accès aux murs d'escalade, musées, cinémas, bibliothèques (bibliothèques!). Juste parce qu'ils n'ont pas fait comme le veut Monsieur le Président. On attend la démonstration scientifique objective, on attend le débat démocratique, on attend le contre-pouvoir des syndicats, partis, défenseurs des droits. Mais on n'entend qu'un assourdissant silence.

Un pays où certains enfants ne peuvent donc plus lire, apprendre à nager, découvrir l'art - parce qu'ils n'ont pas les bons parents.

Un pays où le serveur du restaurant, la caissière du cinéma, le bibliothécaire savent donc si vous êtes ou non vaccinés. Finie la vie privée. Un pays où il faut décliner son identité et flasher un code pour pouvoir circuler - sans savoir qui aura accès à ces informations.


Qui ne connait pas cette parabole? Si on plonge une grenouille dans de l'eau chaude, elle ressort immédiatement. Mais si on augmente progressivement la température, elle ne réagit pas.

La grenouille se rendra-elle, à un moment, compte que l'eau est trop chaude? Avant qu'il ne soit trop tard?



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Commentaires: 5
  • #1

    Mamée Chouette (jeudi, 22 juillet 2021 20:59)

    Il faut que les jeunes chouettes continuent de rêver, de voler haut et loin, de croire en l"avenir de la forêt idéale, aidées par leurs parents chouettes qui, grâce à leur regard perçant voit loin et bien. Car, même si elles chuchotent sans vacarme, il existe suffisamment de chouettes averties pour tracer leur propre chemin, lumineux et libre, sans suivre la route tracée par le roitelet qui a osé clamé que la fin justifiait les moyens. Mais quelle fin au juste?????

  • #2

    Marine (samedi, 31 juillet 2021 06:27)

    Quelle jolie métaphore!
    Juliette fait partie des oisillons dont les parents n'ont pas de colle mais elle va voler dans les montagnes et les rivières, encore plus belles que les arbres alléchants mais sous contrôle ;)
    Quelle triste periode

  • #3

    Jana (samedi, 31 juillet 2021 08:38)

    Très belle fable, les hiboux libres vous remercient, la Liberté à plus que jamais besoin de plumes comme la votre ...
    bons vols à votre famille

  • #4

    Jean-P Hibou (samedi, 07 août 2021 10:21)

    Quand revient le printemps, éclosent les chants des oiseaux, avant leurs œufs. Alors, ć’est toute la vie qui va, nourrie d’enthousiasmes et d’admirations. Merci d’avoir partagé tout cela

  • #5

    dahu (samedi, 07 août 2021 14:27)

    Cc, très jolie métaphore. Bizz à toute la famille chouette. Au plaisir de se serrer les plumes, les chouettes me manquent.